Les contenus de toutes natures que les professionnels de la communication publient sur les réseaux sociaux sont soumis à une évaluation constante et publique : nombre de vues des vidéos, « likes » des articles partagés sur Facebook ou directement attribués sur les sites des médias, re-tweets des messages sur Twitter, commentaires argumentés ou lapidaires et bien sûr nombre d’abonnés ou de « followers ». Mais que valent réellement ces indicateurs ?
La communication dite « digitale » et notamment sur les réseaux sociaux peut se décomposer essentiellement en deux phases : la création des contenus (articles, images, vidéos, jeux, tweets, « posts », etc.) et leur dissémination. Cette seconde phase est, d’une certaine façon, la plus délicate car aussi la plus hasardeuse. Malgré les innombrables conseils sur la façon de rédiger, le jour et l’heure de mise en ligne, la présence ou non d’images, il n’est jamais certain que le contenu va « faire le buzz » et résonner sur les réseaux. Aussi la tentation peut être grande de donner un petit coup de pouce à la chance pour que des « contenus » préparés aux petits oignons ne sombrent pas immédiatement dans les abysses du Web.
L’achat de clics, likes, votes, etc. est une pratique qui existe depuis de nombreuses années mais dont la montée en puissance pose aujourd’hui question. D’après un article du New York Magazine paru fin décembre 2018 et cité par Le Monde, « nous pourrions atteindre bientôt un point d’“inversion”, où le “faux” trafic – par exemple, des visites générées par des robots ou par des humains employés dans des “fermes à clics” – dépasserait l’audience créée par de “vrais” internautes ».
Arrêtons nous sur ces fameuses fermes à clics. Dans son dernier livre « En attendant les robots : enquête sur le travail du clic » (Seuil), le sociologue Antonio A. Casilli, enseignant-chercheur à Télécom ParisTech, décrit les multiples avatars du micro-travail à l’ère numérique. Parmi ceux-ci, il détaille l’un des plus élémentaires, le travail « digital » à proprement parler, celui qui ne requiert qu’un seul geste : un clic du bout du doigt. Action tellement dérisoire de prime abord que l’on peut trouver difficile de considérer cela comme un travail. Que penser devant ces images improbables où l’on voit des gens cliquer sur plusieurs téléphones à la fois et où des centaines de vidéos se jouent sans personne pour les regarder ?
Vidéo : une ferme à clic en Chine.
Un professionnel de la communication devrait alors se demander : que vaut vraiment la « popularité » de ma vidéo ou de mon jeu s’il n’y a personne derrière les écrans ? Fin 2017, le patron de la fédération mondiale des annonceurs estimait déjà que « 10 à 30 % des investissements publicitaires seraient touchés par différentes formes de fraude. » (Le Monde, même article) Les exemples récents, abondamment commentés dans les médias, ont montré que la « viralité » de certains contenus politiques pouvait aisément être manipulée et ces contenus connaître un succès massif bien que complètement artificiel.
Antonio Casilli cite quelques estimations du coût d’achat d’une notoriété numérique : « Un like sur Facebook est estimé à 0,0005 dollar (valeur calculée par un mécanisme d’enchère à la baisse entre une plateforme sociale et des plateformes d’annonceurs) et 174 dollars (selon l’estimation du coût d’acquisition d’un client potentiel faites par un cabinet de marketing). La valeur d’un tweet est quant à elle évaluée entre 0,001 dollar (sur la base de sa contribution à la valorisation de la société Twitter) et 560 dollars (si c’est une entreprise qui le prépare pour un événement). »
Le 7 février dernier, lors du colloque « Post-vérité et infox : où allons-nous ? » à la Cité des Sciences et de l’Industrie, le chercheur a précisé ces « tarifs » pour différents pays : si un clic réalisé en France peut être payé 70 centimes d’euro, un dislike sur Youtube est payé à peine 48 Kopecs (1 centime d’euro) en Tchétchénie, un like sur Facebook vaut 0,06 centimes au Pakistan et un like sur Instagram est payé 0,008 centimes en Inde. De quoi donner le vertige…
Les questions qui se posent alors sont multiples et convoquent éthique, déontologie et économie. Après avoir consacré de l’argent à la création de mon contenu, dois-je vraiment en dépenser à nouveau pour que des gens prétendent le regarder ? Que vaut mon image si ceux qui la font vivre en ligne sont des micro-tâcherons sous-payés, sans statut professionnel, qui ne consomment pas mes produits et ne connaissent pas ma marque ? Est-il possible de construire une communication en ligne qui ne soit pas biaisée, de fédérer des usagers et consommateurs de façon plus transparente, sans surexploiter davantage de ressources énergétiques ?…
De prime abord, aucune solution à ce phénomène ne semble aller de soi. Mais la simple prise de conscience, par les communicants comme par les internautes, de ce qui se passe « de l’autre côté de l’écran », une connaissance des mécanismes (volontairement rendus invisibles) qui, au-delà des algorithmes, régissent les réseaux sociaux, constitue une première étape nécessaire pour construire demain une communication plus responsable et vertueuse.
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Stéphane Menegaldo